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Individus, couples, familles et organisations

Culture organisationnelle : Plaidoyer pour la joie
févr. 11
Temps de lecture : 4 min
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La culture organisationnelle ne se limite pas aux valeurs et normes cognitives dictées par la direction d'un établissement. Elle repose également sur un élément souvent négligé : la culture émotionnelle. Sigal Barsade et Olivia A. O’Neill (2016) soulignent l’importance de cette dernière en montrant que les émotions partagées au sein d’une organisation influencent directement la satisfaction des employé·e·s, leur engagement et, in fine, la performance de l’entreprise. Parmi les émotions fondamentales à cultiver, la joie apparaît comme un levier puissant pour favoriser un environnement de travail sain et productif.
Pourquoi la joie au travail ?
Traditionnellement, la gestion d’entreprise privilégie la rationalité et la performance mesurable. Pourtant, des études montrent que les émotions façonnent la motivation et le comportement des employé·e·s (Barsade & O’Neill, 2016). Une organisation qui intègre la joie dans son ADN peut améliorer la productivité et la fidélisation des talents. La joie favorise la collaboration, réduit le stress et stimule la créativité (Fredrickson, 2001).
La théorie du "broaden-and-build" de Barbara Fredrickson (2001) explique comment les émotions positives, telles que la joie, élargissent le champ de pensée et d’action des individus. Contrairement aux émotions négatives qui déclenchent des réactions de survie, la joie pousse à explorer, expérimenter et se connecter aux autres. Ainsi, une culture organisationnelle axée sur la joie encourage la coopération et l’innovation. Pour cultiver la joie, encore faut-il avoir l’espace – physique et mentale.
Qui peut vraiment exprimer la joie ?
Toutefois, une question essentielle doit être posée : la joie est-elle accessible à tous·tes de manière équitable au sein d’une organisation ?
Si une entreprise promeut une culture de la joie sans prendre en compte les dynamiques de pouvoir et les biais systémiques, elle risque de performer une culture émotionnelle de façade.
Le "anger privilege" (privilège de la colère), est un phénomène assez connu où les personnes caucasiennes, en particulier les hommes, peuvent exprimer leur frustration ou colère sans craindre les répercussions négatives que d’autres groupes historiquement marginalisés subiraient. Si ce déséquilibre existe pour les émotions négatives, un parallèle comparable risque de s’appliquer aux émotions positives.
Est-il possible pour chacun·e de manifester la joie, indépendamment de ses caractéristiques identitaires uniques ? Des recherches récentes en psychologie organisationnelle montrent que les femmes et les personnes issues de la majorité globale doivent souvent moduler l'expression de leurs émotions pour éviter d’être perçues comme inappropriées ou non professionnelles (Williams, 2021). Ce phénomène, souvent implicite, est enraciné dans des biais (in)conscients.
Les travailleur·ses faisant partie de la majorité globale doivent régulièrement travailler plus fort, ou faire leurs "preuves" de façon beaucoup plus soutenue que leurs homologues blancs afin d'obtenir la même reconnaissance/privilège. La joie demande un espace, un relâchement, et une certaine sécurité psychologique. Lorsque cet espace est inégalement distribué, la culture de la joie devient un privilège et non une norme partagée.
Déconstruire les biais pour une culture de la joie équitable
Si une organisation souhaite sincèrement instaurer une culture de la joie, elle doit aller au-delà de l’encouragement général à « être heureux.se » et examiner les structures systémiques qui limitent cette accessibilité.
Dans un contexte de changement politique mondial, de nombreuses entreprises ont décidé de supprimer leurs initiatives d'équité, de diversité et d'inclusion (EDI) sous l'influence croissante de gouvernements aux positions conservatrices. Cette décision s'inscrit dans un cadre où l'ascension de gouvernements de droite impacte les politiques internes des entreprises, menaçant les efforts pour promouvoir l'égalité et l'inclusion. Cette tendance inquiétante reflète des agendas politiques qui favorisent la protection des privilèges des plus favorisés, perpétuant ainsi des dynamiques d'exploitation et de marginalisation des populations les plus vulnérables.
La joie, comme outil de résistance.
Émerge alors l’urgence de développer une culture émotionnelle au sein de l’organisation. La joie devient un outil de résistance, un moyen de ralliement, de célébration et de valorisation des pratiques communautaires.
La joie, lorsqu’elle est vécue collectivement et de manière inclusive, devient un acte subversif face aux structures qui perpétuent l’inégalité. Elle brise le cycle de l’épuisement et de la précarisation en insufflant aux individus un sentiment d’appartenance, de valeur et de puissance d’agir.
Ainsi, la joie ne se limite pas à un simple sentiment individuel, elle devient un acte collectif de transformation. Elle permet de reconstruire des espaces de travail où chacun·e peut exister pleinement, sans craindre d’être sanctionné·e pour son expression émotionnelle. Résister par la joie, c’est refuser la normalisation de l’oppression et créer des communautés où la dignité, l’équité et la solidarité sont au cœur des pratiques organisationnelles.
Dans ce contexte, il est plus que jamais essentiel pour les organisations du Québec d’adopter une posture forte en faveur de la justice sociale. Face aux tensions et aux reculs politiques actuels, c’est l’occasion pour les milieux de travail de se positionner comme des espaces de transformation, où la dignité et la diversité ne sont pas seulement reconnues, mais activement protégées et valorisées.
Nancy Caouette, Sexologue spécialisée EDI2+
Références
Barsade, S., & O’Neill, O. A. (2016). Manage Your Emotional Culture. Harvard Business Review.
Collins, P. H. (2020). Intersectionality as Critical Social Theory. Duke University Press.
Fredrickson, B. L. (2001). The role of positive emotions in positive psychology: The broaden-and-build theory of positive emotions. American Psychologist, 56(3), 218-226.
Wilkins, C. L., & Kaiser, C. R. (2014). Racial progress as threat to the status hierarchy: Implications for perceptions of anti-White bias. Psychological Science, 25(2), 439-446.
Williams, M. T. (2021). Managing Microaggressions: Addressing Everyday Racism in Therapeutic Spaces. Oxford University Press.